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La fureur de vivre
Les héros de notre génération
Loïc Sellin / Bertrand Tessier (journalistes)






Une tache blanche dans un ciel bleu azur, presque trop bleu, comme s'il était filtré: c'est l'hélicoptère de Thierry Sabine, le créateur et le maître d'oeuvre du Paris-Dakar. Pour tous les concurrents en détresse, qu'ils soient blessés ou simplement égarés, cet oiseau de fer est signe de délivrance. C'est la certitude que le calvaire va bientôt prendre fin. Cet hélicoptère est porteur d'espoir et de vie. Le 14 janvier 1986, il deviendra synonyme de mort.
Il est 18 h 05 quand Thierry Sabine décolle de Gao, au Mali, pour rejoindre le terme de l'étape du jour: GourmaItharous. Quelques minutes plus tôt, il a proposé à Daniel Balavoine de l'accompagner. Le chanteur déteste l'avion, alors, un hélico, vous imaginez, mais c'est tellement pratique... Avec eux, le pilote, François Xavier Bagnoud, le radio, Jean-Paul Le Fur, et une journaliste du Journal du dimanche, Nathalie Odent. Jean-Luc Roy, l'un des amis de Balavoine, ferme la porte de l'appareil. Il est un peu plus tard que prévu: Sabine a donné le coup d'envoi d'un match de football et il a pris du retard. La nuit va tomber, il faut se presser. D'autant que le vent commence à soulever, furieusement, la poussière des pistes. Justement, la voilà, la nuit. Le pilote, inquiet, pose son appareil à 21 kilomètres du but. Sabine appelle par radio le bivouac et demande qu'on lui envoie un véhicule pour terminer le parcours. Sans doute pressés de retrouver la chaude ambiance des arrivées d'étape, Sabine et le pilote décident pourtant de continuer en hélicoptère: ils se guideront en suivant les phares des dernières voitures qui rejoignent le campement. L'appareil doit donc voler très bas. Trop bas. Car, après des dizaines de kilomètres de piste plate, plusieurs cordons de dunes d'une hauteur de 30 mètres marquent l'arrivée sur le fleuve Niger. Le choc est inévitable: l'Ecureuil se disloque en heurtant une dune. Il n'y a aucun survivant. Daniel Balavoine aurait probablement aimé cette mort. Quelques mois plus tôt, il avait écrit une chanson qui donne froid dans le dos quand on la réécoute aujourd'hui:Partir avant les miens



Père et mère, soeurs et frères,
je vous aime puissamment
N'adressez aucune prière
Où que j'aille je vous attends
La poussière vit hors du temps.



« Quand nous avons entendu cette chanson, racontera plus tard sa mère, nous avons tous été bouleversés, remués jusqu'aux larmes, mais Daniel parlait souvent de la mort dans ses chansons. Au cimetière, je ne pouvais pas me sortir ces mots de la tête, je les connaissais par coeur et ils résonnaient si fort que j'en tremblais. Tout s'est déroulé comme il l'avait décrit.» Et sa mère de citer les paroles de son fils:



Visages tendres sur l'herbe glissent
Se sourient en chuchotant
Et sans le moindre tourment
Ils fêtent mon enterrement.



Mais surtout, Balavoine aurait aimé cette fin parce qu'il aurait eu le sentiment de ne pas être mort pour rien. S'il est monté dans ce foutu hélico, c'était pour se rendre utile. Car, cette année-là, il n'avait pas fait le Dakar comme concurrent. Non, il était là pour autre chose. En parallèle avec la course, il avait lancé l'opération: «ParisDakar: paris du coeur ».
Sa rencontre avec le Dakar remonte à 1983. Un copain garagiste, Thierry Deschamps, quatrième du précédent rallye de Tunisie, lui propose d'être son copilote. Il accepte aussitôt, L'envie de participer à cette grande fête de l'aventure lui trotte dans la tête depuis que cette course existe. Quand on lui dit qu'il cherche un coup de pub, il monte sur ses grands chevaux: «Je suis déjà assez connu comme cela. Pour se faire de la pub, mieux vaut une minute trente avec Mitterrand que 12 000 bornes dans le désert.» D'ailleurs, à l'époque, le show-business s'est pris de passion pour cette épreuve pas comme les autres: Claude Brasseur fait notamment équipe avec Jacky Ickx. D'autre part, Balavoine est un authentique passionné d'automobile: quand il ne musarde pas dans les Pyrénées, près de chez lui, avec son 4 X 4, il déjoue les radars au volant de sa Porsche 911 SC et il ne manque pour rien au monde la retransmission des Grands Prix de Formule 1 à la télévision. Hélas! Au bout de deux étapes, la course des deux copains s'achève: le six cylindres de leur Datsun Patrol proto lâche. Balavoine qui a du temps devant lui décide de ne pas rentrer tout de suite à Paris, mais de rejoindre Dakar par des chemins de traverse «Pour voir du pays et des gens». Il découvre la réalité de l'Afrique: la sécheresse, la soif, la famine, la misère.





Deux ans plus tard, il est de nouveau au départ. Cette fois, il fait équipe avec le journaliste Jean-Luc Roy. Il rejoint Dakar mais en revient écoeuré. «C'est de la folie, confie-t-il à ses amis, notamment Hervé Limeretz. C'est la dernière fois que je le fais. Ou alors ce qui serait bien, c'est d'utiliser cette route ouverte et les moyens techniques mis à la disposition du rallye pour le bien des populations rencontrées. Refaire le Paris-Dakar en convoi technique pour aider les Africains. L'idéal serait de leur donner des pompes à eau à énergie solaire. T'imagines! Faire de l'eau avec le soleil! »
C'est ainsi que Balavoine met en place, pour le Dakar 1986, l'opération « Les paris du coeur ». Le but? Profiter de la logistique de la course pour acheminer des motopompes d'irrigation dans les villages qui en ont fait la demande. Son partenaire est tout trouvé: ce sera l'organisateur de l'épreuve. Thierry Sabine est en effet très sensibilisé à la détresse du continent noir: depuis quelques années déjà, mais dans la discrétion la plus totale, il distribue aux populations traversées des vêtements, des outils agricoles et des médicaments.
Quand Balavoine croit à quelque chose, c'est un bulldozer. Rien ne l'arrête. Il réussit à persuader Sabine, d'abord réticent, que les constructeurs doivent donner, et pas seulement prêter, les camions utilisés pour transporter le matériel. Par ailleurs et en liaison avec la Fondation de France, il se bat pour imposer son projet auprès des organisations humanitaires. Cruelle déception : « Il s'était rendu compte qu'elles tiraient beaucoup la couverture à elles, commentera son ami Philippe Ducasse. Il avait essuyé plusieurs refus des plus célèbres associations et avait même décidé d'aller chez Michel Polac à «Droit de réponse ». Daniel voulait s'y rendre pour donner, sans aucun commentaire, la liste de tous ceux qui avaient refusé de l'aider."
Pour Balavoine, lancer le projet n'est pas suffisant. Il tient à être sur le terrain: il a trop peur que les gouverneurs locaux s'approprient les motopompes pour arroser leur propre jardin. « A Gao, juste avant de monter dans l'hélicoptère, révèle sa soeur Claire, il était allé rouspéter au gouvernerat de la région car le gouverneur interdisait que la caravane dépose les motopompes dans les villages. Il lui avait dit: Soit vous nous laissez les installer, soit on les rapporte en France . » Aujourd'hui, sept ans après sa mort, le nom de Balavoine continue de résonner en Afrique. Une association qui porte son nom, et qui est animée par sa soeur Claire, a pris le relais des «paris du coeur». A la fin de l'année 1990, elle avait permis d'implanter deux motopompes en Mauritanie, trois au Sénégal et trente-cinq au Mali.



A la mort de Balavoine, une partie de la jeunesse s'est sentie orpheline : il exprimait toutes ses colères, toutes ses indignations, toutes ses désillusions. Il incarnait cette génération « morale » qui a préféré l'action aux idéologies. Il ne parlait pas au nom d'un parti, il se contentait d'exprimer ses coups de coeur. Que de chemin parcouru depuis cette année 1978 où il avait déboulé dans le hit-parades avec Le Chanteur! A cette époque, Balavoine est un jeune artiste comme un autre: un homme assoiffé de réussite. Un type qui en veut tellement qu'il s'offre le luxe de crier tout haut ses rêves de gloire:



J' voudrais bien réussir ma vie.
Etre aimé
Etre beau et gagner de l'argent (...)
Et partout dans la rue
J' veux qu'on parle de moi
Que les filles soient nues
Qu'elles se jettent sur moi
Qu'elles m'admirent qu'elles me tuent
Qu'elles s'arrachent ma vertu



Que Balavoine soit individualiste, c'est évident. On ne devient pas star sans avoir un ego développé. Mais il n'est pas égoïste. Il n'est pas de cette génération d'artistes qui ne vivent que pour la gloire et pour le public. Non, il ne se « prostituerait pas pour l'éternité », comme il le laissait entendre dans sa chanson. C'est bien plutôt un homme de conviction. Sans concession, sans compromis, toujours un peu en avance sur son époque, il n'aura de cesse de faire triompher ses idées, quitte à heurter le grand public qui se reconnaît dans ses grandes chansons populaires, comme Mon fils, ma bataille. « Je dis ce que j'ai sur le coeur, même si c'est contre mon propre intérêt. C'est plus dangereux qu'avantageux », répondra-t-il à ceux qui l'accusent d'en faire un peu trop. Mais, il n'arrive pas à se contenir. C'est un révolté. Un rebelle. Prière de le prendre tel qu'il est.



Si Le Chanteur n'a pas la moindre connotation politique, Balavoine, lui, a toujours été très sensible à l'injustice. Une dizaine d'années passées chez les frères, la plupart du temps comme pensionnaire, lui a très tôt donné le sens de la morale. « J'ai perdu la foi mais gardé des réflexes de croyant », dira-t-il un jour. Un autre, il révélera: « A dix ans, j'avais une grande admiration pour Saint-Just. Je ne pouvais pas expliquer pourquoi: sa tête me plaisait et je voulais suivre sa voie. » Sur le reste de son enfance, passée dans le Sud-Ouest, entre Pau, Dax et Biarritz, il restera particulièrement discret. "Banal" répète-t-il à ce propos. Un jour, il précisera: « Je n'aime pas les souvenirs. D'ailleurs, ils sont faux. La mémoire ne restitue que ce que l'insconcient veut bien laisser passer. Elle réforme, elle triche, elle ment. » Tout juste saura-t-on qu'il était le petit dernier d'une famille de sept enfants, dont six garçon, marquée par la figure dominante d'un père ingénieur - un homme sévère qui sera vite dérouté par le côté impulsif de son fils cadet.



Adolescent, il ne rêve pas d'être artiste, mais président de la République - ou, tout au moins, député. Il pense que la politique est la réponse à tous les maux de la société: «J'avais envie de refaire le monde avec des discours. » En Mai 68, il a seize ans. Les « événements » marqueront la fin de ses illusions. « J'ai participé aux grèves de l'enseignement avec plein d'élèves de mon école, avec plein de profs aussi, racontera-t-il. Avec sept ou huit personnes, on a écrit un petit livre blanc sur la réforme de l'enseignement libre. En 1968, je croyais que ça pouvait être une question de gauche ou de droite. Je croyais par exemple que Jacques Sauvageot, du PSU, était un des sauveurs. » Il réussit, justement, à convaincre Jacques Sauvageot et Alain Geismar, deux leaders de la contestation étudiante, de tenir une conférence dans son lycée. « Ça a été une déception fatale. Lorsque je les ai vus arriver, dans ma province, je me suis aperçu que c'était exactement les mêmes que les autres. » Il découvre, en effet, des hommes qui ne cherchent qu'une seule chose, le pouvoir, et qui parlent exactement comme ceux qui sont alors en place. « J'ai compris ce qui leur manquait: la musique et la gaieté », ajoutera-t-il plus tard. Du coup, il abandonne ses études et se lance à fond dans la chanson.



L'homme n'a vraiment pas le profil du chanteur de charme. Il n'est pas fait pour faire rêver les midinettes: il est plutôt mal foutu, dégingandé, grassouillet, trop joufflu. Mais, à cette époque, toute une génération d'auteurs-compositeurs, emmenés par Alain Souchon, Yves Simon et Michel Jonasz, bousculent un show-business aseptisé et recroquevillé sur ses paillettes. Balavoine n'a peut-être pas le look, mais il a des choses à dire. Et, surtout, il sait les dire d'une manière qui touche les gens: ses chansons sont des cris, pas des leçons.



Dès son deuxième album, alors qu'il n'est absolument pas connu, il prend tous les risques: il consacre un disque entier à deux frères séparés par le mur de Berlin: Les aventures de Simon et Gunther... Stein. L'histoire de deux frères qui se connaissent à peine: la guerre les a séparé; ils se sont retrouvés, mais ont été séparés de nouveau. A la fin, l'un des deux meurt, tué. « Je suis fasciné par les murailles que les hommes bâtissent pour se séparer des autres hommes. » L'album sera un échec cuisant, mais conservera toujours une place à part dans le coeur de son auteur: jusqu'à la fin de sa vie, Balavoine se battra pour en faire un spectacle, dans la lignée de Starmania.



En réalité, c'est en regardant la télévision que le public va se rendre compte que Balavoine a des idées. Et qu'il n'a pas sa langue dans sa poche! La scène se passe le 20 mars 1980. Ce jour-là, Daniel Balavoine doit participer au journal d'Antenne 2 midi, dont l'invité principal est François Mitterrand. C'est Jacques Attali, alors conseiller de celui qui n'est encore que Premier secrétaire du parti socialiste, qui a suggéré la présence du chanteur. Balavoine doit chanter Face amour, face amére



Donnons-nous la main
La vie n'attend rien
Que la mort au bout du chemin
On ne refait pas l'histoire
Je veux le droit au désespoir.



Pendant l'émission, on parle de l'actualité. On s'apesantit en long, en large et en travers sur le passé de Georges Marchais pendant la guerre. Quand Patrick Lecoq, le présentateur, donne, enfin, la parole à Balavoine, ce dernier explose: « Ce qu'a fait Georges Marchais pendant la guerre, les jeunes s'en foutent... La jeunesse se désespère, elle ne croit plus en la politique française. Ce que je peux vous dire, monsieur Mitterrand, c'est que le désespoir est mobilisateur et que lorsqu'il devient mobilisateur, il est dangereux. Ça entraîne le terrorisme, la bande à Baader et des choses identiques. Et ça, il faut que les grandes personnes qui dirigent le monde soient prévenues que les jeunes vont finir par virer du mauvais côté parce qu'ils n'auront plus d'autres solutions. » Au passage, il fustige Jean-Pierre Soisson, alors ministre de la Jeunesse et des Sports dans le gouvernement de Raymond Barre: «Nous n'avons jamais eu un ministre de la Jeunesse qui soit jeune. Regardez comment je suis habillé et comparez avec M. Soisson! »



Tout l'après-midi, les radios ne parlent que de l'esclandre. Chez lui, le téléphone n'arrête pas de sonner: les journaux l'assaillent pour en savoir plus. « J'ai du mal àm'expliquer ce qui m'est arrivé, commentera-t-il, le lendemain dans France-Soir. Je crois d'ailleurs que Si j'avais réalisé sur le moment ce que je disais, je ne raurais pas fait comme ça. On m'avait demandé de "parler des jeunes" et j'avais plus l'impression de déranger qu'autre chose. Alors je me suis levé. Le mieux était que je m'en aille. Mitterrand m'a rattrapé et j'ai tout déballé spontanément. Mitterrand a dit: "Laissons-le parler." C'était déjà une forme de récupération... De toute façon, il ne pouvait pas faire autrement: je criais comme un âne ! »



Dans les jours qui suivent l'émission, Balavoine est invité à déjeuner par le futur président de la République. Entre les deux hommes, le courant passe. « Je peux vous garantir qu'il n'y a pas de malaise entre François Mitterrand et moi », commentera-t-il quelques jours plus tard à Europe 1. La preuve? Il acceptera de chanter au cours de meetings du PS. Lui qui n'avait jamais voté. Lui qui n'était même pas inscrit sur les listes électorales. Lui qui observait, quelques mois plus tôt, la candidature Coluche d'un bon oeil. Dans son entourage, il fait même de la propagande pour le candidat Mitterrand. « Le dimanche de l'élection, il m'a bien appelé dix fois pour me demander si j'étais allé voter», raconte Léo Missir, son directeur artistique.



Mais pas question, pour Balavoine, de se laisser embrigader dans une idéologie. Surtout que, la gauche au pouvoir, il déchante vite. Les artistes sont dotés d'un sixième sens qui leur permet de saisir les grands mouvements de société avant qu'ils n'apparaissent au grand jour: Balavoine sera l'un des premiers, à gauche, à sentir que ses rêves resteront des rêves. « Il ne faut pas tout jeter par la fenêtre, commente-t-il dans Le Matin Magazine, mais il y a des manques sérieux. Sous prétexte qu'il y a du social, il ne faut pas cacher le problème des libertés. J'aime mieux que tout avance d'un coup plutôt que tout le social d'un seul coup et que, sur le plan, de la liberté, on continue àsubir des contraintes, » Seul le président de la République garde toute son estime. «Je ne veux pas l'encenser gratuitement mais je crois que Mitterrand, dans le gouvernement actuel, est, hélas pour les autres, le seul à être bon partout. Il est plus libéral que Defferre et Fillioud, plus raisonnable et plus fin que Cheysson, plus social et plus contenu que Delors. » Balavoine ou la « Génération Mitterrand » avant l'heure...



A force de mettre les pieds dans le plat, Balavoine en agace certains. Mais toute une frange de l'opinion, la jeunesse en particulier, se reconnaît dans ce gavroche qui n'a pas peur de hurler ses déceptions et son désespoir, quitte parfois à tomber dans un poujadisme de gauche. Pas étonnant, donc, qu'en octobre 1983, 95.2, une radio libre, comme on disait alors, lui propose de faire un billet quotidien. S'il accepte, c'est d'abord pour soutenir cette radio auquel le pouvoir refuse l'accès à la publicité: il ne sera d'ailleurs pas payé pour sa collaboration. Mais, au fond de lui, il est tout heureux de disposer d'une telle tribune. Il aime tellement cela: s'exprimer. D'ailleur; il prend sa tâche très à coeur, comme tout ce qu'il fait. Tous les jours, il arrive à la station vers 14 heures. Après trois heures passées à lire les journaux, il rédige son texte. A 18 h 30, l'antenne est à lui. Chaque fois, il commence de la même manière: « Camarades, camarades »



«Balavoine journaliste » annonce la pub. Les « professionnels de la profession » y voient « des propos lénifiant; une vulgarité de bon ton, les ondes hertziennes au niveau zéro» (Sylvie Milhaud dans Le Matin). Une volée de bois vert qui n'est pas vraiment surprenante: Balavoine dérange. Il montre qu'il y a des libertés que personne d'autre que lui n'ose prendre. « Je dispense aussi de l'information, prévient-il. Il faut faire toucher du doigt aux gens ce qu'ils n'ont pas le temps d'appréhender. En fait, ça arrange bien les journalistes que des trous-du-cul comme moi soient là pour balancer des choses qu'ils ne peuvent pas dire. »



A l'époque, Balavoine fait flèche de tout bois. Le 23 octobre 1983, il est l'invité de Jean Lanzi, qui présente alors, en alternance avec Anne Sinclair, « 7 sur 7 ». Le matin même, à 6h 22, un camion-suicide chargé de 500 kilos de TNT avait explosé, à Beyrouth, devant le « Drakkar », un immeuble de neuf étages qui abritait les parachutistes français. Deux minutes plus tôt, un autre véhicule bourré d'explosif s'était écrasé sur l'immeuble des soldats américains. Au total, on avait dénombré 269 morts, dont 58 Français. Pendant l'émission, Balavoine explose: « J'emmerde les anciens combattants! » C'est du moins ce que la presse retient. Car, si l'on réécoute attentivement l'émission, on s'aperçoit que Balavoine dit « J'emmerde les anciens combattants qui souhaitent la guerre aux jeunes » - ce n'est pas tout à fait la même chose! En réalité, si Balavoine est parti au quart de tour, c'est qu'il est en colère. Quelques jours plus tôt, un journaliste a en effet écrit à son propos: « Ces jeunes ne savent pas de quoi ils parlent. Une bonne guerre leur ferait du bien. » Il est aussi très inquiet: son frère, Yves, militaire de carrière, est alors en mission au Liban. « Il faut se mettre à sa place et à celle de ma famille, expliquera ce dernier. Aucun ne savait exactement où je me trouvais et si je faisais partie des victimes. Il a simplement fait éclater son émotion, sa peur, en direct. » N'empêche: les anciens combattants n'apprécient pas. A Avignon, ils menacent de ne plus participer aux manifestations officielles si Balavoine vient chanter comme c'est prévu de longue date. Le concert sera annulé...



Critiquer. Ferrailler. Hurler. « Crier comme un âne », pour reprendre sa propre expression. Secouer le cocotier de la bof-génération. Balavoine a une grande gueule et il ne laisse jamais passer une occasion de l'ouvrir. Il fonce comme un taureau... quitte à le regretter après. « Je me suis laissé emporter », laisse-t-il tomber à Léo Missir, son directeur artistique, après chaque scandale. « On me provoque, je réagis, je réfléchis après », explique-t-il pour justifier ses emportements avant d'ajouter: « Quand on veut dire des choses dures, il faut les dire très clairement et très précisément.



Seulement voilà : à force d'aller de coup d'éclat en coup d'éclat, le piège se referme. Les journalistes se pressent pour lui demander son avis sur tout et n'importe quoi. C'est un bon client. Avec lui, il se passe toujours quelque chose. Avec un peu de chance on obtient un scandale. Mais l'artiste, dans tout cela? Balavoine se sent de plus en plus prisonnier de son personnage : il en a assez d'« aller faire le clown partout où on le demande ». « Vous êtes le porte-parole de toute une génération », lui dit-on pour le convaincre d'accepter. « Je ne suis pas Jésus, réplique-t-il. Je suis un être exceptionnellement quelconque.»



Je ne suis pas un héros
Faut pas croire ce que disent les journaux



Bref, il a envie de lever le pied. De se consacrer davantage à ses disques: là, il peut être plus mesuré, plus réfléchi, plus profond. D'autre part, des changements dans sa vie sentimentale et familiale lui ont donné un nouvel équilibre. « Avec le temps, il s'est "pacifié", racontera son ami Philippe Ducasse, chirurgien-orthopédiste. Le grand déclic a été la naissance de Jérémy. Avec l'arrivée de son fils, il est devenu beaucoup plus tolérant. » Enfin, sa découverte de l'Arique et de ses malheurs, lors du Paris-Dakar, lui a fait relativiser bien des choses. Ce n'est pas un hasard si son disque suivant prend une dimension planétaire. Il s'appelle Loin des yeux de l'Occidentet la pochette est tout un symbole: Balavoine est assis entre deux femmes. Une Africaine et une Asiatique.



Petite Jaune au boulot
Aux frontières de Shangaï (...)
Petite Noire en tempo
Fille du peuple massaï.



« Ma véritable déception serait que le public ne me trouve plus, juste au moment où je me trouve vraiment », prévient-il à la sortie du disque. Il n'aura pas de crainte à avoir: le public suivra. Son album Sauver l'amour, sorti l'automne avant sa mort, donne l'impression d'un homme transformé. « Vous qu'on connaissait agressif, en vous voyant et en écoutant votre dernier album, on l'impression que vous avez changé », lui lance Florence Raillard, dans l'une de ses toutes dernières interviews, parue dans Le Matin le 6 janvier 1986. « J'ai essayé de m'assouplir, lui répond-il. Il m'a semblé comprendre que, quitte à parler des choses, autant parler des bonnes et ne parler qu'en deux mots de ce dont on n'est pas content. » Mais derrière sa nouvelle sérénité continue de percer une douleur existentielle.



Qu'est-ce qui pourrait sauver l'amour
Et comment retrouver le goût de la vie
Qui pourra remplacer le besoin par l'envie
Où est le sauveur?



Au moment où le Front national commence à faire parler de lui, il a trouvé les mots justes pour évoquer le racisme. L'Aziza, dédiée à sa femme Corinne, juive d'origine marocaine, lui vaudra d'ailleurs de recevoir des mains d'Harlem Désir le prix SOS Racisme le 7 décembre 1985. Toute la génération «Touche pas à mon pote » s'est en effet reconnue dans cette chanson issue d'une colère devant la flambée des intolérances. «Lorsque j'entends dire qu'il faut foutre les immigrés dehors, j'ai peur qu'on m'enlève ma femme. » Et Balavoine, plus consensuel que jamais, de préciser: « L'Aziza n'est pas une chanson contre le racisme mais pour l'amour des races. C'est plutôt du positivisme que du baba-coolisme.»



L'Aziza ton étoile jaune c'est ta peau
Tu n'as pas le choix
Ne la porte pas comme on porte un fardeau



Parallèlement à l'écriture, Balavoine cherche à résoudre son paradoxe personnel. « Je me suis aperçu que sur le plan humain il y avait un décalage important entre ce que je prétendais penser et ce que je faisais, dira-t-il. Je parlais beaucoup mais je ne faisais pas grand-chose. » Son malaise est d'autant plus fort qu'il a toujours eu du mal à gérer cette réussite qu'il a tant souhaitée. S'il s'insurge autant, c'est aussi par culpabilité. « J'ai eu honte de gagner de l'argent », confiera-t-il un jour. D'ailleurs, il n'a jamais mené la grande vie. Rien à voir avec les idoles des années soixante ou soixante-dix. Il se partage entre son Sud-Ouest natal et Colombes - on a fait plus chic! - où il s'est acheté un pavillon. Il garde, pour lui, l'équivalent d'un bon salaire de cadre supérieur, mais pas davantage: il investit le reste dans sa musique. Dans un geste assez incroyable, il n'hésitera pas, d'ailleurs, à financer à perte l'un de ses spectacles! « C'est un cadeau que je me fais en le faisant au public, explique-t-il alors. Un artiste n'est riche que de ce qu'il donne. »



Bref, il veut agir. Pleinement. Tout partira du concert Band Aid, organisé par Bob Geldorf, à Wembley, en juillet 1985. Au printemps de la même année, une quarantaine d'artistes anglo-saxons s 'étaient réunis pour enregistrer We are the world, une chanson de Michael Jackson et Lionel Ritchie, afin de venir en aide aux victimes de la faim en Afrique. Les artistes français, qui s'étaient sentis débiteurs, avaient de leur côté lancé deux projets en parallèle: Tam-tam pour l'Ethiopie et Chanteurs sans frontières. Balavoine n'avait participé à aucun d'eux: il se trouvait à la Réunion quand on l'avait contacté.





Pour assister au spectacle de Wembley, qui s'annonce non seulement comme l'emblème de l'action humanitaire, mais aussi comme le concert du siècle, Monique Le Marcis, directrice des variétés de RTL, a invité le fleuron de la chanson française: Daniel Balavoine, Michel Berger, France Gall, Jean-Jacques Goldman et Jean-Louis Aubert. Balavoine en reviendra profondément secoué. Car, ce jour-là, il a fait une rencontre déterminante. Alors que près de 100000 personnes se pressent dans le stade, notre petit groupe de Français se retrouve juste à côté du journaliste Lionel Rotcage. Pendant tout le concert, l'ambiance est tendue: Rotcage vient en effet de publier dans Libération une série d'articles où il fustige l'opération Tam-tam pour l'Ethiopie. Sous le titre « 46 F = 0,02 F », il explique que les victimes de la famine bénéficieront fort peu des largesses qu'on leur promet.
.« Vers minuit, se souvient Lionel Rotcage, au moment de partir, je me retrouve par hasard dans la même limousine que Michel, France et Daniel. Silence de mort. Comme il y a de gigantesques embouteillages, décision est prise d'aller dîner en attendant que le flot se résorbe. Au restaurant, nouvelle coïncidence, on se retrouve face à face. J'entends France Gall dire: "Je ne vais sûrement pas dîner avec ce connard! " S'engage alors une vraie discussion sur les articles que j'avais écris. Au départ, ça frise l'insulte car ils ne savaient pas ce que je faisais, de mon côté, pour le Tiers-Monde. Mais, peu à peu, la conversation devient de plus en plus argumentée. Je leur explique qu'il est formidable d'avoir fait ce qu'ils ont fait mais que c'est notoirement insuffisant: aucune action ne vaut si ses protagonistes ne s'impliquent pas dans le suivi des opérations. Faire casquer les gens, c'est une chose. Encore faut-il leur garantir que l'argent ne sera pas mal utilisé.



Une semaine plus tard, le téléphone sonne chez Rotcage: c'est Balavoine. « On va faire un concert avec Chanteurs sans frontières, annonce-t-il. J'ai repensé à ce que tu nous as dit. J'aimerais bien que les erreurs du disque ne se reproduisent pas. Comment pourrait-on vérifier l'utilisation de l'argent?
Trop rapidement organisé, le concert sera un échec: 50 000 spectateurs se déplaceront à La Courneuve, alors que les organisateurs en attendaient 200 000. Mais, entre-temps, Balavoine s'est lancé avec Rotcage dans une aventure humanitaire exemplaire: Action-écoles. L'idée de départ l'a tout de suite emballé: il s'agit de monter une action de lutte contre la faim en Afrique en s'adressant non pas aux adultes mais aux jeunes. Des enfants et des adolescents doivent monter des comités dans leur établissement scolaire afin de financer l'achat de matériel.



« Il faut lutter contre ce monde insensé, commentera Balavoine, pas forcément par bonté ou par coeur, mais peut-être pour soi, car, aujourd'hui notre sort est lié aux pays du Tiers-Monde. Il faut changer les mentalités. Pour les adultes, c'est peut-être trop tard, mais je fais confiance aux enfants.»
Rotcage, qui a déjà le soutien de Richard Berry, n'a posé qu'une condition à la présence de Balavoine dans Action-écoles: qu'il accepte d'être « briefé » sur les problèmes du Tiers-Monde de façon à être capable d'argumenter en face de spécialistes. Balavoine fera mieux: il parviendra à convaincre Michel Berger et France Gall de rejoindre l'opération! Cette fois-ci, Balavoine n'engage pas que son nom: il donne bien davantage, son temps. Il écrit des textes pour le journal coédité avec Libération, il participe au film destiné à sensibiliser les jeunes. Etonnante image où l'homme rebelle aux études, qui n'a même pas passé son bac, apparaît devant un tableau noir pour expliquer le pourquoi et le comment! Bref, Balavoine monte au créneau. «C'était un excellent débatteur », commente Rotcage. Sa mission ne devait pas s'arrêter là: «Pendant le Paris-Dakar, précise Rotcage, tout en menant son opération des paris du coeur, il devait réaliser chaque jour une série de chroniques sur les endroits où il s'arrêtait. Les chroniques devaient être diffusées, dans les semaines suivantes, sur 90 radios. » Sa mort ne lui permettra pas de remplir jusqu'au bout sa mission mais sa participation contribuera au succès d'Action-écoles: l'opération rassemblera plus de 700 000 gamins. Près de deux cents comités demanderont à porter le nom de Daniel Balavoine...



Devenu une «conscience», Balavoine ne fera pourtant pas l'unanimité: 'aucuns l'accuseront de prendre la parole pour soigner son image de marque. Rien de surprenant : un homme qui « fait » quelque chose renvoie forcément ceux qui ne font rien à leur égoïsme. Ne pas agir sous prétexte qu'il ne faut pas se mettre en avant est tellement confortable! Dans le cas de Balavoine, le reproche tient d'autant moins qu'il était loin de parler de tout ce qu'il faisait. Harlem Désir, par exemple, n'a pas tout de suite été informé que Balavoine avait rejoint le comité SOS Racisme de Colombes. La raison est toute simple: Balavoine voulait aller sur le terrain, et non pas faire de la représentation. Peu de gens connaîtront, jusqu'au jour de l'accident, son implication dans les paris du coeur. Il avait pourtant décidé de consacrer toutes les royalties de sa chanson Un enfant attend la pluie à l'achat de motopompes. S'il ne s'est pas mis en première ligne des « Restos du Coeur », il y a participé étroitement. Le jour du lancement de l'opération, sur l'antenne d'Europe 1, le 14 décembre 1985, il avait d'ailleurs lancé à Coluche: « Te casse pas Michel, si jamais tu t'arrêtes, je serai là pour reprendre le flambeau.» Il participera, également dans la discrétion la plus totale, à des actions en faveur de l'Unicef, d'Amnesty international et d'associations d'handicapés. « Il est même allé dans les prisons pous chanter et discuter avec les prisonniers, révèle aujourd'hui sa soeur, Claire. Il avait tout de suite prévenu: "Si je vois le moindre journaliste, je repars."» C'était cela, l'élégance de Balavoine: gueuler très fort quand sa notoriété pouvait apporter quelque chose mais, aussi, agir dans l'anonymat le plus absolu quand le brouhaha médiatique n'était pas indispensable.



En définitive, s'il est un mot qui caractérise Balavoine, c'est celui de fidélité. Fidélité à ses idées. Fidélité à ses coups de coeur. Mais aussi fidélité à ses amis et à ceux qui l'ont toujours soutenu. Dans un métier où tous les coups sont permis, Balavoine est l'homme de la parole donnée. Au début de sa carrière, quand on lui fit remarquer que ses musiciens n'étaient pas à la hauteur de son propre talent, il les défendit bec et ongles. « Ils vont progresser avec moi », argumentait-il. En réalité, il n'oubliait pas qu'ils avaient partagé toutes ses galères: il lui aurait semblé inconvenant de les empêcher de profiter du succès qu'il avait acquis. Quand il devra se résoudre, finalement, à se séparer de certains d'entre eux, il le fera avec beaucoup de peine et s'assurera qu'ils puissent retrouver du travail.



Jusqu'au bout, aussi, il restera fidèle à Léo Missir, l'homme qui lui a donné sa première chance. Car, contrairement à ce que l'on a aujourd'hui tendance à croire, ce n'est pas son rôle de Johnny Rockfort dans Starmania, l'opéra-rock de Michel Berger et Luc Plamondon, qui lui a mis le pied à l'étrier.
Pour Balavoine, tout a, en effet, débuté dans le bureau de cet homme qui a «couvé » la carrière de Charles Aznavour et de Claude Nougaro et qui était alors directeur artistique des disques Barclay. Un jour de 1973, Missir écoute dans son bureau la maquette du tout nouvel album de Patrick Juvet, Crysalide. Tout à coup, il entend une voix très haut perchée qu'il ne connaît pas: c'est celle de Daniel Balavoine. Dans un joli geste d'amitié, Patrick Juvet a en effet laissé son choriste interpréter, seul, l'une des chansons. Il espère ainsi donner un coup de pouce à sa carrière. Il ne croit pas si bien faire: Léo Missir demande tout de suite à rencontrer ce Balavoine. « Tout le monde m'affirmait qu'il avait un caractère de cochon et qu'il était très difficile de s'entendre avec lui. Florence Aboulker, la productrice de Juvet, m'avait dit: "Il sait exactement ce qu'il veut. Ou ça collera tout de suite, ou il t'enverra sur les roses." Quand on est entré dans mon bureau, il a été très brutal : "Je veux faire ce que j'ai envie de faire où je veux, quand je veux et avec qui je veux", m'a-t-il dit. J'ai tout de suite accepté, sans même discuter. J'étais totalement séduit par le timbre de sa voix. C'était en effet la première fois que quelqu'un chantait aussi haut.» Tout le monde n'est pas de cet avis. Eddie Barclay, le patron de la maison de disques, se demande si son plus proche collaborateur n'est pas tombé sur la tête. « Mais ça ne marchera jamais! Ton Balavoine a une voix de fille!
Les deux premiers albums - que Balavoine a tenu à sortir sur le label Riviera L.M. (L.M. pour Léo Missir) - n'ont guère de succès. Eddie Barclay revient à la charge: il faut lui rendre son contrat! « Surtout pas! rétorque Léo Missir. Il faut lui laisser sa chance! » Missir est tellement persuadé du talent de son poulain qu'il s'occupera lui-même de la promotion. « J'ai fait pour lui quelque chose r que je n'ai fait pour aucun autre artiste. Je prenais rendez-vous avec les responsables de la programmation musicale des grandes radios et je me déplaçais personnellement pour leur faire écouter ses disques. Au début, ils m'encourageaient à continuer de travailler avec lui, mais ils ne le passaient pas. J'ai pratiqué de la sorte jusqu'à son dernier disque. Je me disais en effet: si je n'y vais plus, ils vont penser que j'y crois moins.



Avec son troisième album, Balavoine a conscience de jouer son va-tout. « Il fallait que ça marche. Je venais de faire un album qui avait coûté 15 millions, puis un autre qui avait coûté 28 millions. Aucune maison de disques n'allait continuer éternellement à me payer le jouet du studio pour que je m'éclate à faire la musique que j'aime. J'ai fait un pronostic: il faut que je vende 30 000 albums et 100 000 45 tours. » Le 45 tours a pour nom Le Chanteur: Balavoine en vendra 800 000 exemplaires! Cette chanson, à laquelle tout le monde peut s'identifier, n'est pourtant pas le fruit d'un laborieux calcul: elle est née comme un éclair. « J'ai écrit le texte en une demi-heure sur la console d'enregistrement, révélera Balavoine. C'était la dernière chanson qui restait à mettre en boîte: on avait enregistré la musique, il ne manquait que la voix, mais le texte n'était pas fait. Je ne savais pas encore quoi dire. » Il agira souvent de cette manière: au dernier moment. Dans l'urgence la plus absolue. Les mots sortent de ses tripes. Directement. Sans filtre. C'est peut-être pour cela qu'ils touchent autant...



Une anecdote résume à elle seule les rapports qui réuniront Balavoine et son directeur artistique. «Je portais un bouc depuis une trentaine d'années, se souvient Léo Missir, et il détestait cela. Il trouvait que cela me vieillissait. Je lui avais dit: "Quand tu auras vendu 200 000 disques, je le couperai." Quand il a atteint ce stade, je l'ai rasé et je l'ai appelé. Je le revois encore entrant dans mon bureau et me demandant: "J'ai vendu 200 000 45 tours? "» Alors que bien des artistes cèdent au chant des espèces sonnantes et trébuchantes, sans se soucier de ceux qui ont contribué à leur carrière, Balavoine, lui, restera fidèle à cet homme qui a trente de plus que lui et qu'il vouvoiera tout au long de sa vie. «Quand Barclay a été vendu à Phonogram, révèle Léo Missir, j'ai choisi de partir en préretraite, mais il a exigé que je reste à ses côtés. Au moment de la signature de son nouveau contrat, il s'est aperçu que mon nom n'y figurait pas. Il a exigé qu'on le rajoute. Devant moi, Alain Lévy lui a dit: a Crois-tu que c'est indispensable? Léo a pris sa retraite: à l'âge qu'il a, il faut qu'il profite de la vie." Daniel lui a répondu du tac au tac: " C'est un problème qui ne vous regarde pas. Je veux que vous inscriviez son nom et qu'il ait un pourcentage sur mes disques." C'était mon fils adoptif. C'était comme mon troisième fils. Et je crois que j'étais devenu son second père. On avait des rapports quasiment filiaux. » Il ne se passait pas une journée sans que les deux hommes s'appellent. Balavoine évoquait ses chansons, ses histoires de coeur, ses voitures, etc. Il ne faisait jamais rien sans avertir celui qui avait été le premier à croire en son talent. Michel Berger, l'un des meilleurs amis du chanteur, avait trouvé un joli mot pour qualifier Léo Missir: l'incontournable. D'ailleurs, du jour où Balavoine s'est tué, Léo Missir a tout arrêté. Le pressentiment qu'il ne rencontrerait plus jamais un être de cette dimension...



Au moment de sa disparition, Balavoine avait atteint un palier dans sa carrière. Il était, enfin, parvenu à réconcilier rock et variété. Jusque-là, les deux univers ne communiquaient pas. «Michel Berger, dira cependant Balavoine, a été le premier à réellement assimiler les influences anglo-saxonnes et, surtout, le premier à faire que cela ne s'entende pas. Il a décomplexé ainsi pas mal d'artistes français. Je lui dois ne plus me sentir écrasé par la musique anglo-saxonne.»



Balavoine ressentira d'ailleurs comme une consécration le fait qu'Antenne 2 lui consacre un numéro spécial des « Enfants du rock », le 15 septembre 1984. Enfin, on le prenait pour ce qu'il était: un rocker. Car, depuis ses début; la presse branchée rejetait ostensiblement ses albums: elle n'en disait pas de mal, non, elle l'ignorait! Une humiliation pour cet homme qui n'admirait rien tant que Peter Gabriel: «Si j'avais dû être quelqu'un d'autre, dira-t-il un jour, j'aurais voulu être Peter Gabriel. » A l'époque, on lui reprochait de chanter en français. Comme si le rock ne pouvait se chanter qu'en anglais! En réponse, Balavoine avait écrit une chanson dont le titre veut tout dire: Le français est une langue qui résonna



Pour lui rendre hommage, après sa mort, Libération interrogera son ami Lionel Rotcage, qui collabore par ailleurs au quotidien dirigé par Serge July. Rotcage ne manquera pas de le faire remarquer: «A la limite, la décence voudrait que Libération continue à ne pas parler de lui. C'est tout de même fantastique de se retrouver à faire une rubrique nécrologique dans un journal ui n'a jamais daigné s'intéresser, du vivant de Daniel, à ce qu'il faisait. Il a souffert d'être exclu du clan rock alors que lui-même se considérait comme un enfant du rock. »



D'ailleurs, chez lui, la musique est essentielle. Il se considère comme un musicien avant d'être un chanteur et un auteur. Un nouvel instrument sort? Il l'achète. Une nouvelle technique apparaît? Il veut la tester pour voir ce qu'il peut en tirer. Il sera le premier artiste français à s'acheter un Fairlight - un synthétiseur de la nouvelle génération - et à composer dessus, il sera le premier à utiliser des télescans, il sera aussi le premier à chanter sur scène avec un micro monté sur un casque afin d'avoir les mains libres. Profondément novateur, il tient à présenter ce qui se fait de mieux.
Quel aurait été le prochain stade de sa carrière? Sans doute aurait-il tenté de s'imposer dans le reste de l'Europe. C'est du moins ce qu'il laisse entendre dans l'une de ses dernières interviews: « Pendant dix ans, j'ai travaillé avec des musiciens français. Si j'ai choisi des anglo-saxons, c'est pour des raisons de métier, d'avenir, et parce qu'on a d'autres projets ensemble, en dehors de ma carrière française.» Sans doute aurait-il produit d'autres artistes. Cela faisait déjà quelques années qu'il s'occupait de la carrière de Catherine Ferry, son ancienne choriste. D'autre part une idée le taraudait depuis longtemps: écrire un roman sur le terrorisme. Il rêvait aussi de faire du cinéma. Ses deux premiers contacts avec le grand écran lui avaient laissé un goût d'inachevé: un personnage de brancardier homosexuel dans Alors? heureux! et un rôle de client d'hôtel dans Qu'est-ce qui fait craquer les filles, il n'y avait vraiment pas de quoi le combler!
Son physique rondouillard trahissait le trait essentiel de son caractère: il était boulimique. Dans tous les sens du terme. Jamais rassasié, il croquait la vie à pleines dents. Et, pour brûler l'énergie qu'il n'arrivait pas à dépenser, il se jetait à corps perdu dans le sport. La course automobile. Le foot. Le golf. Le tennis. Sans oublier le surf, sur les vagues de Biarritz.
« Il a fait en trente-trois ans ce que peu de gens feront en cent ans », commente aujourd'hui sa soeur Claire. Il a vécu dans l'urgence. Comme s'il avait pressenti, toute sa vie, que la mort le rattraperait trop vite...



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